Avec tout cela, mes parents m’ont fait faire « allemand » en première langue. A cette époque, c’est-à-dire dans les années 80, ça ne m’avait fait ni chaud ni froid. J’avais un super prof d’allemand. Notre classe de sixième au lycée Maurice Ravel était sympa. Tout baignait. On m’envoyait en stage linguistique régulièrement et j’en garde de très bons souvenirs. Sympas ces allemands.
Une année, je me suis retrouvée chez un couple assez âgé et le monsieur avait une prothèse à la place de la jambe. Ils étaient très gentils. On allait se baigner dans la piscine d’un de leurs amis. C’est peut-être là que je l’ai vu sans sa jambe.
Un soir, ils ont éprouvé le besoin de me raconter, sa femme et lui. Il m’a expliqué qu’il avait perdu sa jambe sur le front russe pendant la guerre.
Pendant un instant je me suis demandée ce que je faisais là. Mon cours d’histoire défilait à toute vitesse dans ma tête et je me suis dit : Werhmacht, armée allemande, pas SS, pas forcément nazi. On s’est regardé, un peu mal à l’aise, eux guettant ma réaction. Je suis restée assise sur le divan à côté du monsieur et j’ai baragouiné un « Es tut mir leidt », genre de « Je suis désolée ».
De leurs regards, de ce silence qui s’est posé jusqu’à mon « Es tut mir leidt », il me reste bien des interrogations.
Que guettaient-ils exactement ?
Qu’avaient-ils pensé de tout cela ?
Car c’était bien une jeune française qu’ils avaient choisi d’accueillir chez eux.
Peut-être se demandaient-ils si je comprenais vraiment le sens de ce qu’ils m’avaient dit, le sens de leur accueil aussi ?
Me regardaient-ils comme l’objet tangible d’une réconciliation franco-allemande?
Vieux soldat, crois-moi, j’ai compris qui tu étais et cela m’a saisi sur le coup. Je me suis rétrécie en moi-même. Tais-toi. Raconte rien.
Qu’est-ce qui te serait arrivé à toi, si je t’avais raconté, à mon tour, mon histoire ?
Qu’est-ce qui te serait arrivé à toi la femme du soldat qui le regardait avec compassion ?
Qu’aurions-nous fait, assis les uns à côté des autres, avec notre histoire commune ?